« En France, 23 % des jeunes sont pauvres » titrait hier Le Monde[1]. « … et 50 % des seniors sont riches » aurait pu ajouter le journal du soir[2]. Que signifie aujourd’hui être jeune ? Appartenir à une certaine tranche d’âge ? Présenter un certain état d’esprit ? Non, être jeune en France aujourd’hui, c’est appartenir à une position sociale : celle des « sans place fixe » (SPF).
mardi 11 décembre 2012
Heureux comme vieux en France
« En France, 23 % des jeunes sont pauvres » titrait hier Le Monde[1]. « … et 50 % des seniors sont riches » aurait pu ajouter le journal du soir[2]. Que signifie aujourd’hui être jeune ? Appartenir à une certaine tranche d’âge ? Présenter un certain état d’esprit ? Non, être jeune en France aujourd’hui, c’est appartenir à une position sociale : celle des « sans place fixe » (SPF).
« On ne sait pas à quel âge commence la
vieillesse comme on ne sait pas où commence la richesse » notait l’économiste
italien Vilfredo Pareto. Et la jeunesse, comment la définir ?
La
jeunesse comme entre-deux-âges
On la définit généralement par des tranches
d’âges. Celles-ci varient toutefois avec le temps : il fallait par exemple
avoir moins de 26 ans dans les années 1990 pour faire partie des jeunes RPR,
moins de 35 ans aux débuts des années 2000 pour appartenir aux Jeunes Populaires
(les jeunes de l’UMP) et l’âge limite est de 29 ans désormais ! En outre,
les tranches d’âge sont subjectives. D’après une étude de l’Apec, les juniors
considèrent qu’on reste un jeune cadre jusqu’à 32 ans ; pour les seniors, c’est
jusqu’à 46 ans !
La
jeunesse comme état d’esprit
La jeunesse est également décrite comme
un état d’esprit. La jeunesse n’est pas une période de la vie, mais un effet de
la volonté, déclarait le général Mac Arthur : « Jeune est celui qui
s’étonne et s’émerveille. » Les essayistes François Bégaudeau et Joy
Sorman prolongent cette approche dans leur ouvrage Parce que ça nous plaît (Larousse, 2010). Pour eux, la jeunesse
consiste à partager un ensemble de valeurs et de pratiques : faire la fête,
être dans l’excès, ne pas faire attention à ce qu’on mange, etc. Autrement dit,
soit on a la « jeune attitude », soit on ne l’a pas. Pour mériter
l’appellation d’origine contrôlée de « vrai » jeune, il faudrait donc
respecter certains principes comme ne jamais regarder la météo avant de sortir,
ne pas appeler la police quand les voisins font du bruit ou encore faire la
fermeture des bars. Question : quelle est l’autorité de surveillance qui
décernera ce label ?
La
jeunesse comme l’absence de place fixe
Du fait de la montée des inégalités
intergénérationnelles, une troisième définition de la jeunesse est en train
d’apparaître. Être jeune en France en 2012, c’est appartenir à une drôle de
position sociale : celle des relégués économiquement, des marginalisés
politiquement et des méprisés culturellement. Bref, c’est faire partie des « sans
place fixe » (SPF).
Curieusement, c’est Sartre qui en parle
le mieux. Il suffit de relire ses Réflexions
sur la question juive (qui datent de 1946) et de remplacer le mot
« juif » par « jeune. Cela donne ceci :
Le jeune,
aujourd’hui, c’est celui que la société ne cherche pas à intégrer. Les
jeunes sont nos boucs-émissaires préférés pour expliquer les maux de la société
et localiser en eux tout le mal de l’univers. Tout ce que font les jeunes se
retourne contre eux. Si les jeunes n’existaient pas, la société les inventerait !
Car mépriser les vertus de la jeunesse est facile ! Traiter les jeunes comme
des êtres inférieurs, n’est-ce pas une façon commode de rehausser par contraste
notre image ? Pour les dévaloriser autant, il faut croire qu’ils nous font
bien peur et que nous manquons terriblement de confiance en nous ! Être
anti-jeune en un mot, c’est la peur devant la condition humaine.
C’est nous qui
avons fait naître le problème des jeunes, c’est nous qui les poussons à se
penser jeunes et à vouloir rester entre eux, c’est nous qui les contraignons à
rester jeunes malgré eux. Ce n’est donc pas la culture jeune qu’il faut
supprimer, mais la pensée anti-jeune. Or être anti-jeune n’est pas une opinion
isolée mais un choix global de société. Cette pensée ne saurait exister dans
une société sereine, ouverte et ayant une vision positive de son avenir. Dans
une société confiante en elle-même, la marginalisation de la jeunesse n’aura
plus aucune raison d’être. Notre société sera injuste tant qu’un jeune se
sentira mal accueilli par ses aînés.
Alors que le jeunisme imprègne notre
société, comment expliquer cette mise à l’écart de ceux n’ont besoin ni de
crèmes ni de chirurgie plastique pour être jeunes ? Et pourquoi tant de
clichés sur la « génération Y » ? Tout simplement parce que
déconsidérer la jeunesse est une stratégie de distinction des adultes face à
l’arrivée de jeunes concurrents, aussi bien sur le marché du travail que sur le
marché matrimonial. Pour marquer leur territoire, les animaux urinent ;
les êtres humains propagent des clichés !
Pour justifier les inégalités
intergénérationnelles et la faible place laissée aux nouvelles générations, il
n’y a rien de mieux en effet que les poncifs : les jeunes sont excessifs, instables,
démotivés, etc. On retrouve le bon vieux principe « Qui veut noyer
son chien l’accuse d’avoir la rage ! » La relégation des plus jeunes est
ainsi légitimée par leur comportement délétère mis en avant par les médias à
partir de quelques cas extrêmes.
Bref, de même que c’est l’antisémite qui
fait le juif selon Sartre, c’est la société qui fait le jeune à travers
l’absence de place qu’elle lui laisse. Dès lors, comment s’étonner que jeunesse
rime avec tristesse et retraite avec fête ? C’est entre 60 et 70 ans que
les Français se déclarent les plus satisfaits de leur existence. Notre pays est
d’ailleurs celui où l’écart de satisfaction entre les jeunes et les seniors est
le plus élevé, si l’on en croit une enquête de la Fondation pour l’innovation
politique[3].
Un proverbe yiddish disait
« Heureux comme Dieu en France ». On peut désormais le remplacer par
« Heureux comme vieux en France » !
NB : cette tribune est également parue sur le site Slate.fr
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